Cet article fut initialement publié dans l’Echo de Paris le 14 décembre 1897 et republié le 1er mars 1898 dans Le Naturien

L’ILE IGNORÉE

Falères, en entrant dans le cabinet du contre-amiral, salua, se tint debout près de la table-ministre aux cuivres étincelants. Dans les larges fenêtres, par-dessus la tête de son chef, il voyait toute la rade, la lourdeur des cuirassés, posés sur l’eau, l’envol des voiles blanches au large, l’épanouissement de l’horizon dans l’infini. Ses yeux de rêveur nagèrent dans la clarté délayée du ciel marin; à gauche, les agrès fins d’un trois-mâts lui indiquèrent une sensation de passé, des navigations d’autrefois, longues et dangereuses, gouvernées par le vent.

Mais la voix de l’amiral tirait sa pensée; il entendit:

– Mon cher enfant, je vous ai fait venir pour vous laver la tête

– Vraiment, amiral ?

– Oui; je suis l’ami de votre père, je vous ai connu tout jeune, je m’intéresse à vaous: c’est une raison pour moi d’être sévère. Mais enfin,avant d’aller plus loin, je veux me rendre compte des sujets de plainte qu’on a formulés contre vous. Asseyez-vous.

Il posa sur ses lèvres rasées le bout d’un couteau à papier, regarda fixement l’enseigne.

– Oui, le commandant Raymond des Mureaux avec qui vous avez fait croisière sur la Junon dans le Pacifique, est mécontent de vous. Non pas qu’il ne vous estime un très exact et très bon officier; non qu’il ne reconnaisse vos qualités d’énergie morale et physique; mais enfin, il se plaint de singularités dans votre carctère et, ce qui est plus grave, d’un quasi-refus d’obéissance dont vous vous seriez rendu coupable.

Falères dit si tranquillement:

– Je sais; c’est l’affaire des Marquises…

Que l’amiral s’émut.

– Précisément, et je ne prends pas la chose aussi tranquillement que vous paraissez le faire. Voyons; le 25 septembre, vous êtes envoyé en mission avec un canot et six hommes pour reconnaître un groupe de petites îles dépendant de l’archipel des Marquises, qui jusqu’ici n’avaient pas été abordées ni par conséquent décrites; vous vous acquittez parfaitement de votre mission, vous fournissez des notes topographiques excellentes, vous écrivez un rapport qui a été inséré au Journal officiel… Mais voilà que, grâce aux vanteries des matelots qui vous accompagnaient, on apprend peu à peu qu’au cours de ce voyage d’exploration vous avez découvert une île qui n’est indiquée sur aucune carte marine; vos hommes font des récits magiques de la richesse de cet Eldorado, exaltent la beauté et la douceur des indigènes, l’abondance qui règne chez eux… On vous interroge, vous répondez par des faux-fuyants. L’autorité s’émeut, des correspondances sont échangées entre le commissariat et la Junon, et tout le monde tombe d’accord qu’il est de la dernière urgence de faire goûter à ces peuplades les bienfaits de la civilisation; d’ailleurs on était en train d’établir le plan cadastral de notre possession, et il importait que le territoire de l’île y fût compris. Naturellement on s’adresse à vous pour vous demander de donner l’emplacement exact de votre découverte, et alors on se heurte à la plus inexplicable mauvaise volonté de votre part: vous prétendez n’avoir pas établit la position de l’îlot, vous démentez les récits des matelots sur sa richesse et sa population; on vous commande pour y conduire une expédition, car seul vous avez pu reconnaître les courants de l’archipel et relever les amers indispensables pour se guider dans ce dédale; mais vous prétextez une maladie et enfin vous sollicitez votre rappel en France. Le commandant Raymond ne m’a pas caché qu’il allait s’adresser à ce sujet un rapport au ministre de la marine; cependant, par égard à l’intérêt que je vous porte, il a d’abord voulu que je vous voie et que j’exige de vous une justification, je l’attends; vous savez que je suis disposé à vous écouter favorablement, mais à vous juger avec sévérité si vos explications ne me satisfont pas.

Falères leva ses yeux rêveurs dans les gris mauves du ciel, et il dit, comme écoutant une parole intérieure:

– Amiral, je vais vous exposer la vérité; toute la vérité; vous me jugerez bien ou mal. Je partis en effet le 25 septembre avec un canot gréé en barque, mais qui, en raison des courants qui règnent entre les îles, marcha presque toujours à l’aviron. Je relevai quelques terres où la notion des Européens avait pénétré. Les sauvages qui les habitaient étaient dans un état de barbarie effroyable: l’ivrognerie, le jeu, le vol, les passions les plus honteuses et les plus viles les dominaient despotiquement. Ces peuplades, terrassées sous le joug de chefs armés de vieux mousquets par notre munificence, n’avaient d’autre consolation et d’autre recours que l’alcool horriblement frelaté qui leur est vendu par des négociants anglais. Dans les quelques conversations que j’avais pu avoir avec les indigènes, un nom m’avait frappé: ils le prononçaient ave regret, comme celui d’une patrie perdue ou d’une vertu renoncée. Quelques-uns me montrèrebnt l’ouest, d’un geste vague et désolé. « Hawaïki, Hawaïki », répétaient-ils. En maori, ce mot signifie: « Le pays qui nourrit ». L’enquête que je poursuivais était assez difficile; à mesure que mes questions devenaient plus précises, les renseignements se faisaient plus confus. On se dérobait. Enfin, grâce à quelques litres de rhum, j’appris d’un vieux chef l’existence à l’ouest d’une terre qu’ils considéraient comme leur lieu d’origine, et d’où ils étaient venus autrefois. Même un soir, avec grand mystère — car il était baptisé et chrétien, — il me montra le promontoire sacré où les dieux étaient descendus, les dieux venant de l’ouest avec les peuplades, de la terre bénie qui nourrit: Hawaïki, Hawaïki.

» Je résolus de retrouver l’île perdue dans la légende, et je mis à la voile par une brise grand largue qui nous porta rapidement en haute mer. Nous n’avions pas couru quatre heures que des falaises bleuissaient au-dessus des lames. A mesure que nous avancions, des parfums nous accueillaient, frais et légers comme des caresses, la verdure de forêts s’étendaient en moire sur la surface des flots, des bruissements harmonieux frémirent à nos oreilles, et quand nous eûmes mouillé notre ancre des gens sortirent d’entre les arbres et vinrent au-devant de nous en chantant et en dansant.

» J’ai passé là les huits jours les plus doux et les plus nobles de ma vie. L’île heureuse, Hawaïki, la terre nourricière, celle dont le soucenir est demeuré dans la confuse mémoire des Marquésans est un paradis de délices. Les fruits des arbres et du sol, nés sans culture; les poissons pêchés à foison du rivage même; quelques animaux, qu’ils tuent rarement, à la vérité, suffisent largement à l’alimentation des habitants sans que jamais ils puissent concevoir même l’idée d’un travail obligé, la nécessité d’une fatigue. Ils n’ont pas de partages à faire entre eux parce qu’ils vivent dans la surabondance, et pourtant tout est à tous. Mais si ce fait d’absolue communauté existe, aucune loi ne l’impose; nul principe formulé ne les étreint ni ne les égare, nulle idée de justice ou d’injustice ne les avilit.

– Amiral, j’avais trouvé le peuple du bonheur ! » Et l’on aurait voulu que je me fisse l’assassin de cette joie ! Que je révèle la position exacte de l’île, — qu’un hasard m’a fait découvrir: demain on y aura envoyé un commissaire de marine avec un percepteur des finances… après-demain !… Au lieu de n’avoir qu’à lever non-chalamment le bras pour cueillir le fruit qui rassasie et qui désaltère à la fois, ils seront ensevelis dans les profondeurs de la terre pour en arracher l’or — les anciens m’ont dit que la montagne en renfermait, — pour gagner quelques morceaux de biscuit troués des vers; au lieu de vivre dans la paresse, l’ignorance et la communauté, il connaîtront le travail, l’étude, et l’affreux sentiment de la propriété… je serais le démon qui aurait détruit cet Eden, je renouvellerais l’attentat mythique… Non, amiral, quand ma carrière et mon avenir en dépendraient je ne ferai pas cela ! »

L’amiral haussa les épaules:

– Ils adorent une idole de pierre, plus large que haute, ornée à la abse de mystérieuses et bizarres sculptures; une autre est située, m’a-t-on dit, sur les hauts lieux. C’est une pierre levée à laquelle on sacrifie des fleurs. Leur religion est simple, admirable, favorable: le soleil, la lune, dicins époux dont le lit est la mer; leurs enfants, la troupe des étoiles. On meurt, on dort; la mort est la fin de la vie, comme la nuit la fin du jour. Y a-t-il un réveil et une aube ? Quelques uns le pensent, les autres n’y pensent pas.

– Enseigne, j’ai trop complaisamment écouté vos enfantillages. Oui ou non, voulez-vous déférer aux ordres de vos supérieurs, et révéler l’emplacement exact de l’île ?

– Amiral, j’ai l’honneur de remettre ma démission entre vos mains.

François de Nion

(Echo de Paris, 14 décembre 1897.)